La croissance a-t-elle des limites ?

17 avril 2019, j’assiste à une soirée organisée par les Cafés Collaps de Grenoble, au Tonneau de Diogène. La grande salle voûtée est comble. Je me faufile jusqu’à un siège encore libre. L’écran devant moi affiche : « Décryptage du Rapport Meadows ». Que disait-il, ce fameux rapport, publié en 1972 à la demande du Club de Rome, que tout le monde cite sans vraiment savoir ce qu’il contient ? Et pourquoi en parle-t-on encore aujourd’hui, 50 ans après ? Le rapport fut édité pour le grand public sous le titre « The limits to growth », les limites à la croissance. Il disait en substance que la croissance industrielle infinie dans un monde fini pouvait conduire à un effondrement des ressources et de la population avant la fin du siècle. Et si leurs auteurs avaient raison ?

Je ressors de la soirée abasourdi par ce que je viens d’entendre, convaincu que ce qui était dit dans ce rapport était d’une importance capitale, et que si on avait écouté ces personnes il y a 50 ans, peut-être n’en serions-nous pas là aujourd’hui.

Le livre « The limits to growth » fut vendu à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde. Il a été traduit en français en 1973 sous le (mauvais) titre « Halte à la croissance ! ». Une mise à jour a été faite par les auteurs en 2004, « Limits to growth – the 30-year update », traduite en français en 2012 seulement sous le titre « Les limites à la croissance (dans un monde fini) – 30 ans après ».

Je vais tenter de vous en retracer les grandes lignes.

Le rapport Meadows au club de Rome : les limites à la croissance

Ce rapport, est le fruit d’un travail de deux années mené par une équipe de chercheurs du MIT, à la demande du Club de Rome en 1970. Le but était d’esquisser une réponse à la situation complexe de l’humanité, confrontée à une croissance sans limites dans un monde aux ressources naturelles finies, après la faste période des « 30 glorieuses » qui a suivi la 2e guerre mondiale.

Un modèle informatique du monde

Pour répondre à ce problème, les chercheurs, dirigés par Dennis Meadows, ont bâti un modèle informatique du monde, en partant des travaux de Jay Forrester, spécialiste de la dynamique des systèmes. Dans ce modèle, ils ont simulé l’évolution dans le temps et les interactions entre plusieurs variables représentatives de l’activité humaine dans son environnement. Parmi ces variables, citons : la population, la nourriture par habitant, la production industrielle par habitant, la pollution, et la quantité de ressources non renouvelables disponibles sur Terre. Et bien sûr, l’évolution de chacune de ces variables a une influence sur les autres. Pour un cerveau humain, l’étude des scénarios possibles d’évolution de toutes ces variables, en prenant en compte toutes les interactions, est un exercice extrêmement difficile. La nouveauté de cette étude repose sur l’utilisation d’un programme informatique qui a permis de simuler sur ordinateur différents scénarios d’évolution sur de longues périodes, en faisant varier certains paramètres selon les politiques envisageables à long terme.

Pour vous donner une idée, le modèle ressemble à peu près ceci, chaque variable étant représentée dans un cercle ou un carré, et chaque flèche représentant une influence (positive ou négative) sur une autre variable :


Le modèle World3 du rapport Meadows de 1972

Simple, non ? Il fallait y penser, en tout cas. Une grosse partie du travail a consisté à modéliser tout ceci avec le plus de précision possible, en récoltant une quantité de données suffisamment importante et pertinente pour imaginer des scénarios plausibles d’évolution pour les 10, 20, 100 ans à venir.

Si on continue comme avant, tout va s’effondrer

Les résultats sont édifiants. Dans le scénario de base, « business as usual », où l’humanité maintient son rythme de croissance démographique et industrielle au même niveau que les 30 glorieuses, les ressources naturelles non renouvelables (pétrole, gaz, métaux, minerais, etc) finissent par s’effondrer rapidement au cours du 21e siécle, entraînant un effondrement de la production agricole, et par jeu de dominos, un effondrement de la population dû à la famine et au manque de services médicaux. Les auteurs du rapport concluent : « nous pouvons donc dire avec une certaine confiance que, dans l’hypothèse d’une absence de changement majeur du système actuel, la croissance démographique et industrielle s’arrêtera certainement au plus tard au cours du siècle prochain. ».


Scénario standard. The limits to growth, 1972.

Alors, que fait-on ?

Partant de là, les auteurs s’interrogent. Ils disposent d’un formidable outil informatique qu’ils vont pouvoir utiliser pour simuler différents scénarios d’évolution, en modifiant leurs hypothèses de départ. Voyant que la diminution rapide des ressources naturelles est le principal problème, ils envisagent plusieurs scénarios, avec les postulats suivants :

  • Et si nous nous étions trompés sur l’état des ressources ? Imaginons que nous ayons le double de ce qu’on croit aujourd’hui.
  • Si le problème est l’épuisement rapide des ressources, imaginons que nous mettons en place un recyclage efficace afin de les épuiser moins vite.
  • On voit que la pollution a un effet direct sur l’évolution de la population en raison de ses effets sur la santé et la longévité. Imaginons que la technologie nous permette de la diviser par 4.

Ils simulent alors différents scénarios. Mais rien à faire, malgré ces hypothèses qu’ils estiment peu réalistes, les ressources et la population finissent par s’effondrer avant la fin du siècle, en raison d’un manque de nourriture, ou d’une population trop élevée (qui provoque une décroissance plus rapide des ressources). Ils imaginent alors 2 scénarios :

  • Si le problème est le manque de nourriture, augmentons les rendements agricoles par 2 !
  • Si le problème est la population trop importante, mettons en place un contrôle volontaire de la natalité (les familles se limitent d’elles-mêmes au seuls enfants vraiment désirés).

Mais ces scénarios ne font qu’aggraver le problème de pollution ou décaler l’effondrement d’une vingtaine d’années.

Ils imaginent alors des scénarios, à la recherche d’un modèle de sortie qui représente un système mondial qui est :

  • durable sans effondrement soudain et incontrôlable
  • capable de satisfaire les besoins matériels de base de tous ses habitants.

Ils arrivent alors à établir des modèles d’un « monde stabilisé », où des politiques environnementales, agricoles, industrielles, démographiques ambitieuses permettraient d’éviter le pire, et de maintenir une relative stabilité de la population avec un déclin lent et régulier des ressources non renouvelables.

Ces politiques incluraient :

  1. Un équilibre de la population et du capital industriel (contrôle des naissances)
  2. Un contrôle des ressources par un fort taux de récupération et de recyclage
  3. Un changement des habitudes de consommation
  4. Un contrôle de la pollution (division par 4)
  5. Une lutte contre la malnutrition dans les pays les plus pauvres
  6. Le développement de techniques agricoles respectueuses des sols et peu émettrices de polluants (ex agroécologie)
  7. La lutte contre l’obsolescence des équipements

Ce sont des politiques ambitieuses, qui, si elles avaient été mises en place en 1975, auraient totalement changé le cours des choses. Dans un dernier scénario, l’équipe de Dennis Meadows étudie l’évolution du monde si ces politiques ambitieuses étaient mises en place en 1995 (20 ans plus tard) au lieu de 1975 : le résultat est clair, retarder le démarrage de ces politiques conduit à un effondrement probable avant 2100, car certaines variables (comme la pollution) ont un effet à long terme sur d’autres (la santé humaine et la mortalité, par exemple). Dans un système circulaire où tout est interdépendant, et où certains effets sont irréversibles, il est impossible de retarder la mise en place d’une politique sans que ceci ait une conséquence sur l’avenir à 20, 50 ou 100 ans.

48 ans après, où en est-on ?

Ce dernier scénario disait clairement qu’il ne fallait plus attendre. Malheureusement, en près de 50 ans, rien ou presque n’a été fait parmi les différentes politiques envisagées par l’équipe de chercheurs dans leurs scénarios dits « stabilisés ».

Le rapport Meadows a été très décrié à sa publication et dans les années qui ont suivi. Leurs auteurs ont été critiqués sur de nombreux points : imprécision du modèle, simplification excessive, paramètres mal pris en compte, politique Malthusianiste, idéologie anti-progrès, incompétence des auteurs en économie, etc. Les présidents américains se succèdent en rappelant que la croissance n’a aucune limite (voir le discours d’investiture de Ronald Reagan en 1985, et la déclaration de Bush au sommet de Rio en 1992 : « la croissance est l’amie de l’environnement »).

Trente ans après leur premier rapport, en 2004, une partie de l’équipe originale a publié une mise à jour, affinant leurs scénarios. Le constat est le même : rien n’a changé. Et il est encore plus difficile maintenant de changer les choses qu’il ne l’était en 1972.

En 2014, Graham Turner a effectué une comparaison des données observées pendant la période 1970-2000 avec les données prédites en 1972 par le scénario 1 « Business as usual » qu’avait simulé l’équipe de Meadows (voir Graham Turner, « Is Global Collapse Imminent ? », 2014). Résultat : il y a très peu de différences, le scénario catastrophe se vérifie jusqu’à présent. C’est à dire qu’en l’absence de changement majeur des politiques industrielles et agricoles mondiales, il est très probable qu’un effondrement des ressources combiné à une augmentation de la pollution conduise à un effondrement de la population d’ici la fin du siècle.

Il est étonnant de voir qu’en 1972, le changement climatique n’était alors pas considéré. Cependant, les auteurs de l’étude avaient pris en compte l’augmentation de la concentration en CO2 dans l’atmosphère, l’incluant dans l’augmentation globale de la pollution atmosphérique. Nous mesurons aujourd’hui les effets de cette pollution sur la disponibilité à long terme des ressources naturelles (y compris renouvelables), qui ne feront qu’aggraver la situation, ainsi que les effets directs du réchauffement climatique sur un très grand nombre de paramètres que je ne détaillerai pas ici (pour cela, se référer aux derniers rapports du GIEC).

Un travail a été fait par une équipe Islandaise et Suédoise pour mettre à jour le modèle systémique de l’équipe de Meadows, en tenant compte notamment des effets du réchauffement climatique, et des interactions particulières à chaque type de ressource. Ce modèle, baptisé « World6 », conduit peu ou prou aux mêmes conclusions. Un changement systémique mondial est nécessaire pour résoudre les challenges futurs, dans un monde circulaire. Ces choix systémiques vont forcément conduire à des conflits d’objectifs difficiles à résoudre. Une chose est sûre : plus on attend, plus ce sera difficile.

Perspectives

A l’heure où j’écris ces lignes, un changement rapide des politiques internationales face à ces constats semble peu probable. Il est cependant impossible de prévoir avec précision de quoi l’avenir sera fait ; le rapport Meadows et ses mises à jour ne sont pas des prédictions de l’avenir : ils nous enseignent simplement, avec force et évidence, que le modèle actuel de croissance n’est pas soutenable sur le long terme. De nombreuses inconnues subsistent, liées notamment aux conséquences du changement climatique et de l’épuisement des ressources, et aux désordres pouvant en découler (montée des eaux, migrations climatiques, guerres, désertification, sécheresses, famines, etc). Tout cela peut faire peur et conduire à un sentiment d’impuissance. Je crois que nous avons un fort pouvoir d’action au niveau local. Je crois fermement que la conscience de l’aspect systémique du problème est un levier d’action essentiel :

  • d’une part pour guider nos pas dans l’action, et comprendre que nous ne pouvons séparer artificiellement les problèmes pour les résoudre,
  • d’autre part pour nous pousser à agir au niveau politique local

En effet, être lucide sur l’évolution du monde me permet de faire des choix personnels importants dans ma vie. Suis-je conscient de ce qui arrive, et des interactions entre tous les domaines de la vie humaine ? Comment agir localement pour changer globalement ? Que dois-je faire de façon individuelle et collective pour influer sur le cours des choses ? Comment pouvons-nous nous préparer à l’avenir, et préparer nos descendants à l’avenir ? Est-ce que chacune de mes actions est cohérente avec une évolution systémique du monde ? Est-il temps pour moi de changer de vie, de métier, de m’impliquer davantage dans la vie politique locale ? Est-il temps pour nous de nous organiser dans l’action collective, afin d’engager une transition systémique favorable à tous les êtres vivants de la planète ?

Posons-nous ensemble ces questions essentielles et ne restons pas seuls. L’association Vert&Co nous offre, à travers ses projets, ses opportunités de partage et d’apprentissage, la possibilité d’évoluer et de se soutenir. D’autres groupes et associations font de même, il ne nous reste plus qu’à les rejoindre !

A bientôt, donc, pour parcourir ensemble le passionnant chemin de la Transition.

Une réponse à “La croissance a-t-elle des limites ?”

  1. Bel article, bravo pour cette réflexion et l’action qui l’accompagne !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *